« Le droit est la règle qui va trouver l’équilibre entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas pour qu’on puisse user de notre liberté. » Maîtres Christophe Cervantès et Julien Martin, avocats

Avocats au barreau de Strasbourg,  Maître Christophe CERVANTES et Maître Julien MARTIN exercent respectivement depuis 7 ans et 6 ans. Ils font essentiellement du droit pénal, du droit de la famille et du droit civil. Même si Maître Martin souhaite particulièrement se spécialiser  dans les droits de l’Homme, tous deux sont très impliqués dans la défense des libertés. Parmi elles, la liberté d’expression, qui est au coeur de leur métier. Explications.

Pour vous quelle est la définition de la liberté d’expression ?

Christophe Cervantès: «  La liberté d’expression est le principe de pouvoir dire, de pouvoir écrire sans influence ou contrainte extérieure, mais avec comme limite de ne pas nuire aux intérêts de personnes tierces ou à un intérêt général ou à l’ordre public. »

Pour vous en quoi la liberté d’expression et le droit sont-ils liés?

Julien Martin: «  D’abord parce que la liberté d’expression, comme son nom l’indique, est un droit. On peut exprimer son opinion sur la vie en société, la politique, la religion, une opinion sur beaucoup de choses, sur la musique… Et le fait d’exprimer son opinion, c’est la liberté d’expression. C’est lié étroitement au droit parce que justement c’est un droit.  Il y a quand même une limite :  il faut s’exprimer sans nuire à autrui ou aux intérêts de la société.

S’exprimer c’est le faire de façon intelligente. On peut ne pas être d’accord mais même si on n’est pas d’accord, il ne faut ni insulter, ni dénigrer une personne. La liberté d’expression est aussi liée au droit parce que le droit  fixe toujours ce qui est possible et ce qui n’est pas possible, ce qui est permis et ce qui est interdit. Le droit, c’est la règle qui va trouver l’équilibre entre ce qui est permis et ce qui n’est pas permis, pour qu’on puisse user de notre liberté. »

Dans votre carrière, avez-vous déjà défendu ou au contraire plaidé contre une personne comparaissant pour non-respect de la liberté d’expression ?

JM : «  Oui. C’était pour des faits de diffamation dans une entreprise. C’était un syndicat qui avait vivement critiqué un autre syndicat, qui avait diffamé, porté des accusations mensongères. C’était donc un problème de liberté d’expression, mais dans une entreprise.»

Lors d’un procès, la liberté d’expression est-elle encadrée de la même façon que dans la vie quotidienne ?

CC: « Non.  Pour les avocats, il y a ce que l’on appelle une immunité de parole. Mais il y a quand même aussi des limites. On a certes le droit d’être plus volubile, mais sans cependant pouvoir dire tout et n’importe quoi. »

Êtes-vous libres de dire ce que vous voulez à votre client, au juge, à un témoin ou aux parties adverses ?                

CC: «  Non, déjà il y a la réserve que je viens d’évoquer. Mais surtout on est des mandataires, au sens où notre client nous mandate pour l’assister. On doit donc dire ce qui est conforme à notre mandat. On ne peut pas dire des choses contraires au mandat qu’il nous a confié. »

JM: «  À l’audience il peut arriver que l’avocat ne soit pas d’accord avec le juge ou avec la partie adverse. Les échanges peuvent alors être un peu virulents, mais sans insultes. C’est contre-productif pour la défense, et puis ça peut se retourner contre nous.

Il faut faire la part des choses et le faire intelligemment. On peut contester et le dire de façon ferme, mais il faut toujours rester correct vis-à-vis des autres.»

Vous êtes-vous déjà autocensuré ?

CC: «  Je dirais oui, et heureusement. Parfois on peut être révolté et exploser dans notre cabinet. Mais quand on est en audience, il y a des termes qui sont peut-être ce que l’on pense vraiment au fond de nous, mais que l’on ne peut pas dire dans une salle d’audience, parce qu’il y a un respect dû à la justice. Et puis en tant qu’avocat, on a des règles qui concernent notre profession. C’est ce qu’on appelle notre déontologie. Si on commet des fautes déontologiques, on peut se retrouver devant un conseil de discipline d’avocats. »

JM: «  Il y a aussi des tensions entre confrères.Il m’est arrivé de me trouver face à un avocat adverse qui était particulièrement agressif à l’audience vis-à-vis de mon client. Alors je me suis demandé si je devais rentrer dans son jeu ou pas. Mais comme il était plus expérimenté  et comme je savais où il voulait en venir, j’ai gardé mon calme et je ne suis pas rentré dans son jeu. Pourtant, ses propos remettaient en cause mon travail. C’était stratégique de sa part. Je lui ai répondu intelligemment, sans l’insulter, sans dépasser les limites.Dans ce type de situation, on peut vite perdre le contrôle mais il est pourtant indispensable d’utiliser les bons mots. Il faut toujours veiller au poids des mots. C’est très important de peser ses mots. Il arrive donc qu’on s’autocensure. »

CC: «  On peut quand même être très virulent dans ce que l’on dit.  Il faut savoir employer des mots forts quand c’est nécessaire. Il ne faut pas avoir peur de le faire parce qu’on est  un portevoix.»

JM: «  Mais toujours sans insulter. Un mot fort n’est pas un mot grossier. Il y a des mots qui ne sont pas grossiers mais qui peuvent être très percutants. »

Auriez-vous un exemple de propos percutants ?

JM: « On peut, par exemple, utiliser des citations très fortes de Victor Hugo ou d’ Emile Zola qui eux aussi dénonçaient des situations.»

CC: «  Parfois on peut dénoncer une peine par une image très forte. Par exemple, on ne pourra pas dire que c’est une peine”à la con” mais on pourra dire que l’on envoie la personne à l’échafaud ou à l’abattoir. Par ce type d’images très fortes, on va finalement aller au delà des mots vulgaires et qui vulgariseraient la fonction de la justice et la façon de la rendre. »

Avez-vous déjà été insulté, menacé ou agressé pour avoir exercé votre droit à la liberté d’expression dans la vie de tous les jours ou à la suite de propos tenus lors d’un procès ?

CC: «  Critiqué certes oui mais parce que c’est presque inhérent à notre travail.

Agressé physiquement ? Non, heureusement. Mais c’est arrivé à d’autres avocats. Certains ont  perdu la vie. »

L’état d’urgence a-t-il modifié la liberté d’expression dont jouissent les avocats ?

CC: «  Il n’a pas modifié notre façon de travailler, mais ce n’est pas pour autant que je l’accepte. L’état d’urgence, c’est comme les pleins pouvoirs. C’est ce que l’on appelle des régimes d’exceptions. Quand on s’en sert, ça peut être légitime sur l’instant, voire rassurant par rapport à l’opinion publique. Mais quand ça dure ce n’est  jamais bon et là je trouve que ça commence à durer trop longtemps, sans minimiser ce qui en est à l’origine. Je sais que ce n’est pas la question mais je tenais à le dire. »

JM: « Il faut rester vigilant, toujours. En tant qu’avocat, c’est à nous de rester vigilants parce qu’un avocat qui est libre d’exercer et qui fait son métier consciencieusement est le signe de la démocratie. Il en est le dernier rempart, un des symboles. Il y a des pays dans lesquels vous n’avez pas droit à un avocat.»

CC: « J’ai déjà eu à traiter un cas où ily  avait une atteinte aux libertés fondamentales d’un individu en raison de l’état d’urgence. C’était une assignation à résidence. »

Qu’est-ce que l’assignation à résidence ?

CC: «  Lorsque l’état d’urgence est décrété, le ministre de l’intérieur peut obliger quelqu’un à rester à son domicile. La personne peut s’absenter à des heures définies et doit aller pointer par exemple deux, trois fois par jour au commissariat de police. Elle ne peut donc pas aller très loin et elle peut à peine faire ses courses et ne peut pas forcément travailler. Sur le fond bien sûr, un avocat  peut contester l’assignation à résidence devant un juge. Mais c’est vraiment pour la forme. »

Est-ce que l’état d’urgence a modifié la liberté d’expression dont jouissent les prévenus ?

CC: « Je vais répondre indirectement à la question. Actuellement on a des prévenus qui le sont en raison de l’état d’urgence. Peut être parce qu’ils l’ont critiqué ou ne l’ont pas respecté. Donc oui, on retrouve des gens qui vont se faire juger par rapport à l’état d’urgence.

Par rapport à leur façon de s’exprimer, c’est pas tellement l’état d’urgence qui fait qu’ils sont libres ou non de s’exprimer mais c’est l’état d’urgence qui peut faire qu’ils soient là. Prenons l’exemple de personnes qui s’amusent parce que ça les fait sans doute rire d’aller sur facebook et  d’y écrire : « Allez c’est bien les gars ! On va péter une église ! ” ou  “Félicitations pour ce que vous avez fait ! » Pour moi c’est une réaction d’abruti fini et c’est vrai que ça tombe sous le coup de la loi. Mais ce n’est évidement pas des terroristes purs et durs qui vont faire ça. Le problème c’est que ces gens là on va les poursuivre pour justifier que l’on combat le terrorisme et, je dirais, pour rassurer les gens. Je ne sais pas si il y a des instructions par rapport à ça actuellement. Mais je pense qu’il est bien plus important pour les magistrats d’éradiquer ou de lutter contre les trafics de stupéfiants ici dans les quartiers qui sont autrement plus dangereux et plus organisés comme type de criminalité, ou de rechercher activement des auteurs de viol, de meurtre plutôt que de prévoir une audience et de faire des enquêtes pour un couillon qui s’est amusé à mettre sur facebook des idioties. Bien sûr il peut être puni  mais je pense qu il y a le sens des priorités et celui-ci est peut-être un petit peu brouillé par l’état d’urgence. Je le dis, je le répète, je pense que ça peut agacer tout autant les magistrats que nous d’instruire ce type d’affaires  mais ils sont obligés de le faire. »

Est-ce que l’état d’urgence a aussi modifié la liberté d’expression de la population en général ?

JM : « Oui. La loi renseignement se rattache à cela. Elle vient de passer et elle est  en lien avec l’état d’urgence. Cette loi  permet de mettre des boîtes noires chez les opérateurs tels qu’Orange pour prendre toutes les métadonnées de vos mails,  c’est-à-dire l’objet du mail, l’heure, le lieu etc. On peut  en savoir beaucoup grâce à ça. Cette loi donne aux services de renseignements ce pouvoir de surveiller l’ensemble de la population.Or les Renseignements, on ne peut pas contrôler ce qu’ils font.  Certes cette loi, au départ, doit servir à la lutte contre le terrorisme, à la lutte contre les atteintes aux intérêts de la nation. Mais sait-on vraiment si les Renseignements se limitent à ces objectifs-là ? Dans ce contexte de terrorisme  les services de renseignements peuvent vite dévier sur d’autres choses. On peut se poser la question, elle est légitime. Et tout le monde doit se la poser. Donc oui, je dirais que l’état d’urgence a modifié la liberté, enfin la perception qu’a la population de sa liberté. C’est pour cela qu’il y a des manifestations dans la rue de certains collectifs, que des gens se retrouvent pour débattre de ces questions là et pour iinterpeller le gouvernement pour lui demander, au sujet de l’état d’urgence : « pour combien de temps, pourquoi, ça sert qui, vous êtes sûrs que ce sont des terroristes ? ». Le terrorisme inquiète mais les réponses qu’apporte actuellement le gouvernement inquiètent aussi. Parce que ce sont des réponses que l’on ne maîtrise pas. Or on est en démocratie. Et normalement on devrait pouvoir contrôler ça. »

Propos recueillis  par Emma et Thibault