« La parole est un acte » Eric Pitard, philosophe

À 34 ans, Eric Pitard est docteur en philosophie et poursuit ses recherches à l’Université de Strasbourg où il enseigne également. Il est un spécialiste de l’œuvre du philosophe français Emmanuel Levinas (1906-1995). Il a également enseigné la religion dans un lycée de Strasbourg. Quels sont pour lui les enjeux philosophiques de la liberté d’expression ?

Pourriez-vous nous parler de vos recherches ?

Ma thèse porte sur le philosophe français Emmanuel Levinas de confession juive, mort en 1995, dont le travail a consisté à tenter de repenser l’homme contemporain après la tragédie de la Shoah. Lui-même a perdu pratiquement toute sa famille dans les camps de la mort sauf sa femme et sa petite fille qui étaient protégées en France, hébergées par des religieuses. Plus précisément, son travail porte sur l’éthique. L’éthique, c’est le rapport à l’autre ce qui fait que je le respecte et ne le tue pas par exemple. Il faut distinguer l’éthique de la morale. La morale concerne plutôt le domaine de la justice et donc de la politique. C’est mettre de l’équilibre dans les rapports entre les hommes. Par exemple, c’est le rôle de la justice de décider de la valeur d’un acte en fonction de telles ou telles circonstances atténuantes ou aggravantes. L’éthique se situe bien en amont. Par exemple, je vois un homme dans la rue, cet homme fait un faux pas, tombe à l’eau. Qu’est ce que je fais ? Je lui sauve la vie au risque de perdre la mienne ? Pour Levinas, l’éthique a à voir avec l’urgence du quotidien.

En quelques mots : qu’est ce que la philosophie pour vous ?

Philosophie est un terme d’origine grecque. philo vient du grec philia qui désigne l’amour, mais pas n’importe quel amour, l’amour que j’ai pour mon ami, l’amitié. La sophia c’est la sagesse. La philosophie, c’est l’amour de la sagesse. Mais c’est aussi la sagesse de l’amour. Il faut les deux. Autrement dit, la philosophie, ce n’est pas le pur amour. Ce n’est pas le fait de se sacrifier entièrement pour l’autre que ce soit Dieu, mon compagnon ou ma compagne. Ce n’est pas l’amour inconditionnel ni l’amour passion. Passion vient du grec “pathein” qui veut dire “souffrir”. La philosophie, c’est un amour sage. Alors vous allez me dire, est-ce que ça existe ? Est-ce qu’on peut aimer sagement ? Oui, c’est un amour raisonnable, tempéré, on aime beaucoup la tempérance en philosophie. Le philosophe aime la raison, la pensée. Depuis Platon, fondateur de la philosophie en Occident, philosopher veut dire aller à la racine des choses, au fondement des choses qui nous entourent. Platon a vécu au IVe siècle avant notre ère. Pour lui, le philosophe est celui qui aime la raison quitte à nager à contre courant. Comme les saumons qui remontent le courant et en meurent. C’est fatiguant de nager à contre courant. C’est plus facile de se laisser aller aux idées ambiantes. Le philosophe pense contre l’opinion ambiante, contre les clichés, contre ce qu’on appelle les stéréotypes, le sens commun, le bon sens. Il faut se méfier du “bon sens”. Ce n’est pas facile de philosopher, cela demande un exercice, un travail sur soi, une prise de recul par rapport aux évènements, aux choses qui arrivent. La philosophie est une méthode de penser et une façon de vivre. C’est un chemin qui permet de penser autrement le monde. On imagine souvent le philosophe comme un type qui est seul chez lui, les cheveux en bataille, un peu comme moi, qui pense tout seul, qui vit dans son coin, reclus dans sa coquille. Au contraire, selon moi, le philosophe est un homme qui n’aime pas penser seul. Pourquoi ? Parce que la pensée se fait à deux. Les dialogues de Platon en sont un bon exemple. Platon quand il fait de la philosophie, dialogue tout en marchant avec quelqu’un. Et là, la pensée se construit sur un jeu de questions et réponses. La philosophie est un dialogue qui suppose deux interlocuteurs.

Pourriez-vous nous expliquer ce que recouvre l’expression “liberté d’expression” du point de vue du philosophe ?

Tout d’abord il est bon de rappeler que la liberté d’expression est un droit en France défini dans la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et repris ensuite dans la Constitution de la IVe et de la Ve Républiques. C’est donc un droit fondamental. Si j’enlève à quelqu’un sa liberté d’expression, je porte atteinte à son humanité.

Mais c’est un droit fondamental qui n’est pas absolu, c’est-à-dire qu’il a une limite. Cette limite, c’est le droit de l’autre comme par exemple le droit à la vie privée, le droit à la dignité. Si demain je me mets à crier sur tous les toits la vie intime de mon voisin ou a injurier quelqu’un, c’est répréhensible. La liberté de conscience, elle, est une liberté absolue. Elle apparaît dans le droit français dans la loi de 1905, article 1 : “la République garantit la liberté de conscience”. Je peux en conscience penser ce que je veux, je peux douter que 2 plus 2 font 4. La liberté de conscience est absolue parce qu’elle ne suppose pas d’autres personnes ni un espace public. Alors la liberté d’expression, c’est quoi ? C’est une liberté qui est, j’ai envie de dire, incarnée, qui se vit et s’éprouve dans un lieu déterminé qu’on appelle en  droit français : “l’espace public”. Ça peut-être l’école, l’hôpital, la rue, c’est-à-dire un espace qui n’est interdit à personne et accessible à tous.

La question qui peut se poser c’est comment et jusqu’où peut se manifester l’expression de cette liberté ? Je ne peux pas dire n’importe quoi, je ne peux pas insulter quelqu’un ou je peux le faire mais alors, je devrais répondre de mes paroles, juridiquement. La liberté d’expression engage ma responsabilité. Il faut distinguer liberté d’expression et expressions de la liberté. C’est souvent par la parole que ma liberté s’exprime, mais ce n’est pas la seule façon d’exprimer sa liberté. Pour Hannah Arendt, une philosophe allemande du XXe siècle,  la première des libertés c’est la liberté de se déplacer dans l’espace public. Actuellement, dans les camps où on les cantonne, les réfugiés ne peuvent pas se déplacer comme ils veulent. Donc là, il y a atteinte à cette liberté fondamentale qui est la liberté de se mouvoir. La liberté de se déplacer est aussi une liberté d’expression. La liberté syndicale, la liberté de se réunir, la droit de grève sont des droits qui ont été acquis durement au XIXe siècle. Et puis, il y a, bien sûr, la liberté de la Presse. Mais dans tous ces cas, liberté d’expression et expression de la liberté, sont indissociables.

En quoi la liberté d’expression peut constituer une question philosophique ?”

La liberté d’expression suppose d’autres personnes que moi, un espace public. Je suis tenu de ne pas dire n’importe quoi, parce que parler est aussi un acte et que cet acte peut blesser quelqu’un. Le langage ce n’est pas qu’un simple outil qui sert à mettre des étiquettes sur le réel qui m’entoure, chauffage, armoire, porte, etc.. La parole peut faire très mal, peut même parfois tuer quelqu’un. Il y aussi des paroles qui enferment quelqu’un dans l’idée qu’on s’en fait ou dans une identité «Toi, tu vaux rien» ou «tu n’y arriveras jamais», «t’es comme ta mère, comme ton père» ou alors «lui c’est un juif, lui c’est un noir, etc.». Donc la parole est un acte et parler n’est jamais anodin. La question est la suivante : quand je parle dans un espace public, à la télé, à l’école, etc., comment faire pour que ma parole soit respectueuse de l’autre ? Autrement dit comment imaginer une éthique de la parole qui soit attentive à l’autre ? C’est cela pour moi la dimension philosophique de la liberté d’expression.

Au cours de votre expérience d’enseignant, avez-vous déjà abordé la question de la liberté d’expression avec vos élèves ?

J’en ai parlé après les attentats contre Charlie Hebdo, où s’est posée la question :  “Jusqu’où peut aller la liberté d’expression ?”. En Occident, nous sommes devenus des sociétés de l’image autant, sinon plus, que de la parole. L’image est interdite en islam donc a fortiori les caricatures du prophète. La caricature est un type d’image très particulier qui vise à atteindre soit une idée soit une personne. En réalité, dans l’islam, il y a toujours eu une tradition de l’image. Par exemple au XVe siècle, en Perse, l’actuelle région de l’Iran et de l’Irak, s’est développée une tradition artistique qu’on appelle la miniature. Il existe donc des images du prophète datant du XVe siècle mais personne n’en parle, et en tout cas certainement pas ces groupuscules musulmans fondamentalistes, qui sont à l’origine des attentats. Donc, l’idée selon laquelle l’image serait absolument interdite en islam est fausse. Je tenais à rétablir cette vérité. Il n’y a pas dans le Coran d’interdit clairement énoncé. Il y a des mises en garde contre l’idolâtrie. Ici, la question première concerne plutôt l’histoire de la religion. Il faut savoir de quoi on parle quand on parle de l’image, sinon on nous raconte tout et n’importe quoi. Je disais que les caricatures sont un cas très particulier. La question est de savoir ce que cherchait Charlie Hebdo. Est-ce qu’on voulait remettre en question la doctrine de ces groupuscules fondamentalistes islamiques ? Ou est ce que Charlie Hebdo voulait porter atteinte au fait d’être musulman ce qui est très différent. Dans le premier cas je soutiens leur pratique, dans le second, non. Je ne sais pas ce que cherchait Charlie hebdo mais je soutiens que critiquer la pensée ou critiquer l’être, ce n’est pas pareil.

Est-ce que l’on vous impose un avis face à vos élèves ?

Non. En revanche je m’impose une éthique professionnelle. Ce n’est pas une autocensure. Lorsqu’on est enseignant on est responsable de ce que l’on dit. On s’adresse à des jeunes qui sont en devenir, en construction. On peut se tromper ou ne pas tout savoir et c’est tant mieux. Quelqu’un qui a réponse à tout, c’est un peu inquiétant. C’est cela l’intégrisme. A l’opposé, il y a  le fait de tout remettre en question et de n’avoir aucune réponse, c’est ce qu’on appelle le relativisme. Ce sont là deux écueils, deux dangers à éviter. Mais entre ces deux écueils il y a de la marge. L’enseignant et les élèves peuvent chercher ensemble. Je pense que j’ai une certaine liberté d’expression dans mes cours. Je n’ai pas de contraintes qui pèsent sur moi directement. Il n’y a pas de discours implicite qui m’imposerait ce que je dois dire.

Certaines opinions s’opposent à la liberté d’expression. Face à elles, comment le philosophe peut-il réagir ?

J’aime bien prendre une image, celle d’un lapin pris dans les phares d’une voiture. Il ne sait pas ce qui lui arrive. C’est un peu l’attitude première de tout le monde, face à un évènement terrible. On est  fasciné par l’évènement. On ne sait pas comment faire et puis tout de suite il y a un tas d’idées qui circulent, chacun donne son avis.

L’attitude du philosophe c’est de prendre du recul, de garder une distance critique et de réfléchir, de mettre de la pensée critique, de se méfier toujours des idées qui circulent dans les médias, même parmi nos proches ou nos amis. Cela vaut pour tout le monde, pas seulement pour le philosophe. Cependant, il y a une responsabilité du philosophe, à ne pas se contenter des peurs communes, des idées communes. On en revient à la question de la définition de la philosophie comme une pensée à contre-courant. Parmi ces opinions qui circulent, la plupart ne s’opposent pas en tant que tel à la liberté d’expression mais s’opposent plutôt au pacte civique, au vivre ensemble. Je songe aux propos racistes ou aux théories du complot. Remettre en question le fait qu’on ait marché sur la Lune, ce n’est pas pareil que de nier l’existence des camps de concentration avec leurs millions de morts. Il faut distinguer les degrés de gravité dans ce qui est dit. Le problème, c’est à quoi ou à qui porte-t-on atteinte ? A la limite, on pourrait admettre que certaines idées fausses circulent dans la mesure où elles ne portent pas atteinte à qui que ce soit. Par exemple, prenons le cas de Dieu. Sur le plan juridique, Dieu n’est pas une personne, il n’est pas titulaire de droits et de devoirs. Il n’y a pas de convention internationale qui protège Dieu. Je pourrait affirmer que Dieu a deux têtes ou qu’il a tel ou tel sexe sans que cela pose un problème particulier. Mais si j’en viens a parler de Dieu de façon blessante ou qui risque de blesser, ou d’attiser la haine, ou la violence, il y a là une responsabilité de ma parole.

Lors de vos écrits, avez-vous déjà été censuré ? Vous êtes-vous autocensuré ?

Non je n’est jamais été censuré ni ne me suis autocensuré. Mais je suis prudent. La prudence est une vertu. La prudence c’est faire en sorte de ne pas se mettre dans des situations où effectivement on est contraint de s’auto-censurer à cause de la pression sociale. C’est une vertu importante chez Aristote ainsi que dans le christianisme. La sagesse populaire nous dit qu’il faut tourner la langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Mais ça ce n’est pas de l’autocensure, à mon sens.

Est-ce que l’état d’urgence constitue un problème philosophique ?

C’est d’abord un problème politique. Mais on peut se poser la question de la liberté d’expression dans un contexte d’état d’urgence. Au nom de l’urgence peut-on restreindre les libertés fondamentales ? C’est un danger dont il faut avoir conscience. Il y a une raison d’Etat, en cas de crise, qui prime tout. Mais au nom de la raison d’Etat, au nom de l’urgence de la situation, parfois sous couvert de tolérance, on devient intolérant, on porte atteinte à nos libertés. J’aurais tendance à ne pas tout ramener à des considérations philosophiques. Je me garderais bien de mêler systématiquement le philosophique et le politique, ou d’être un philosophe qui verse dans la politique.

Peut on tout dire ?

Oui, mais il faut en assumer les conséquences. Oui je peux tout dire, je peux tout faire mais il faut que je réponde de mes actes et de mes propos. Mais est-ce que c’est bien de tout dire ? Une société où l’on cache des choses, ce n’est pas idéal. Mais une société où on se dirait tout, ses petits secrets, ses envies, ses fantasmes, ses désirs, etc. , ce serait terrible, ce serait la guerre de tous contre tous. Kant, un philosophe allemand du XVIIIe siècle, disait que les hommes s’imaginent qu’être libre c’est pouvoir tout faire, mais c’est faux. Il prend l’exemple de la colombe dont on dit qu’elle est “libre comme l’air” et souligne que la colombe ne vole que grâce à la résistance de l’air. Il y a donc toujours une nécessité qui entoure la liberté, il y a toujours, un cadre, une limite. La liberté absolue se serait l’errance totale qui tournerait à vide.

 Propos recueillis par Apolline et Séfana