« Le vrai danger est de ne pas avoir d’esprit critique » Véronique Amerein, professeur documentaliste

Documentaliste depuis 1985, conformément à sa volonté de « transmettre des connaissances », Véronique Amerein collabore également avec le Centre de liaison entre l’enseignement et les médias d’information (CLEMI). Elle participe, par exemple, à la programmation de la manifestation « Les Toiles du Journalisme » que cet organisme national organise chaque année. En outre, elle donne des formations à des enseignants souhaitant créer un média scolaire.

Pour vous, qu’est-ce que la liberté d’expression  ?

Vérionique Amerein : C’est un droit fondamental. A partir du moment où,  d’une manière ou d’une autre, on empêche les gens de s’exprimer c’est qu’il y a un problème. Je pense qu’on peut tout dire dès lors que l’ on reste dans le cadre de la loi.  En démocratie c’est facile : les lois sont là pour le droit, l’égalité de chacun. Dans une dictature le problème est différent parce que dans ce cas les lois sont là pour protéger un pouvoir et non pas les citoyens.

Quel est le rapport entre votre métier et la liberté d’expression ?

Un de mes sujets de préoccupation est de veiller à ce que la parole de chacun puisse être libre et qu’elle puisse être reçue. Or pour des élèves, la parole reçue ce n’est pas uniquement ce qu’on raconte dans la cour. C’est  aussi et surtout celle reçue par le biais des médias. Les médias c’est vaste. Ce ne sont pas juste les journaux. C’est tout ce qui est réseaux sociaux, internet, télévision. Tout cela apporte un flot de paroles qui est libre, totalement libre dans le cadre de la loi. On y trouve à boire et à manger, des choses  plus ou moins intéressantes, plus ou moins vraies, parfois fausses voire carrément mensongères. Il est dès lors important de savoir  à quelle parole  je peux faire confiance,  qui est l’auteur des propos, avec quelle expertise il en parle. On doit  se poser la question de savoir s’il s’agit  juste d’un contributeur lambda qui raconte n’importe quoi ou si c’est, au contraire,  quelqu’un qui a une expertise, par exemple un journaliste qui répond à une charte et qui n’a pas le droit de dire n’importe quoi, un scientifique, un universitaire. Si c’est un spécialiste en son domaine, là on peut lui faire confiance. Par contre tout ce qui est anonyme, non signé ou véhiculé de l’on ne sait pas où,il faut s’en méfier. Il faut apprendre à faire la part des choses et être capable de se dire cette parole là, je peux l’entendre mais je ne vais pas en tenir compte .

Pensez-vous que les élèves devraient être sensibilisés aux dangers des médias ?

Je n’aime pas parler de danger des médias. Je parle plutôt d’éducation aux médias. Le danger il n’existe que si “on est pas formé pour”.  Sur les réseaux sociaux,  il y a danger si on ne sait pas  d’où vient l’information et si on la croit sans se poser de questions. Par exemple : qui est en train de parler, de quoi parle-t-il, de quand ?

Mais le danger c’est aussi de tout rejeter en bloc en disant que de toute manière, on nous ment. Finalement, le seul vrai danger c’est de ne pas avoir d’esprit critique. Et les professeurs sont là pour  aider les élèves à se dire : “voilà une information qui m’arrive et avant de la croire, est-ce que je me suis posé les bonnes questions c’est-à-dire qui me parle, d’où sort-il, quel est son niveau d’expertise sur ce sujet ?”. A partir du moment où on  a cette finesse de lecture, il n’y a plus de danger. Ce n’est pas compliqué.  Il faut aussi prendre l’habitude de croiser différentes sources. Même si la personne qui s’exprime est un expert, il faut aller voir ce que d’autres experts disent sur le même sujet, et ce surtout s’il s’agit  de sujets polémiques.

Il faut confronter les opinions pour se forger sa propre opinion. Il ne faut pas avoir peur des médias. Il faut juste être critique et vigilant. C’’est finalement un jeu très amusant quand une information arrive de faire cette enquête. On se sent un peu détective.

Comment abordez-vous le sujet de la liberté d’expression avec vos élèves ?

Je leur explique qu’il existe une critique institutionnalisée. Pensez au bouffon du roi. Les premières allusions à ce personnage qui  se moquait du pouvoir datent de l’Antiquité. Ensuite au Moyen Âge c’était une espèce de garde-fou. Le roi était tellement adulé, tellement complimenté que par un souci de contrepoids, il avait auprès de lui  le bouffon qui avait le droit d’amuser en le critiquant. Le bouffon avait une liberté d’expression totale et le roi n’avait  pas le droit de le faire condamner parce que c’était son rôle de critiquer le pouvoir. La liberté d’expression était donc institutionnalisée. Or on a encore en France cette culture de la critique du pouvoir à travers les gazettes, les dessins de presse.  C’est culturellement inscrit dans notre histoire, mais pas que dans la nôtre. Outre en Occident cela existait aussi dans  l’empire ottoman et en Russie.

Je dis aussi à mes élèves, qu’aujourd’hui encore, on peut se permettre de faire de la critique à travers des dessins de presse. On peut surtout le faire lorsque les dessins et les critiques  ne s’adressent pas directement à une personne mais à une fonction. Dans les dessins de presse de Charlie Hebdo, par exemple,  ce n’est jamais ni Dieu, ni Jésus-Christ,  ni Mohammed qui sont visés mais les gens qui en font un usage détourné. Ce ‘n’est jamais la religion en elle-même qui est critiquée mais les gens qui s’en servent à mauvais escient. Pour Mohammed par exemple sa caricature avec des kalachnikovs ce n’était pas pour  dire que Mohammed est un fou dangereux mais pour montrer qu’il y a des gens qui se servent de Mohammed pour faire des actes plus que répréhensibles. Et c’est la même chose lorsque les journalistes de Charlie Hebdo dessinent Jésus ou Dieu. Il faut défendre cette liberté d’expression. Elle est même nécessaire car elle suscite de la réflexion, des débats.

Par contre, je rappelle aussi aux élèves que  dire “ je suis libre de dire tout ce que je veux”, ce n’est pas vrai. Tout ce qui est appel à la haine raciale,  propos injurieux, diffamatoires,  c’est interdit par la loi.

Que pensez-vous de la polémique autour des attentats contre Charlie Hebdo ?

On peut être heurté par un dessin de presse. Je ne suis moi-même pas une fan des dessins de presse de Charlie Hebdo. Par contre, ils ont le droit de les faire. La liberté d’expression, c’est un droit fondamental. Moi aussi,  il y a beaucoup de choses qui me heurtent mais  ce n’est pas pour autant que je vais sortir une arme de guerre. Et comme je le disais, les dessins de presse de Charlie Hebdo, même s’ils ne sont pas très raffinés, n’attaquent jamais ou rarement une personne.  Ils critiquent ceux qui utilisent par exemple Mohammed, Jésus-Christ à mauvais escient. C’est pourquoi, selon moi, cette polémique n’a même pas lieu d’être. L’attaque qui a eu lieu à Charlie  n’a strictement rien à voir avec la religion. On a manipulé des esprits pour commettre des actes terrifiants. On leur a fait croire qu’ils agissaient au nom de Dieu mais c’est complètement faux. Les personnes qui sont derrière ces attentats n’ont rien à voir avec l’islam.

Tout ça c’est surtout de la géopolitique. Ce qui explique ce qui se passe en ce moment  ce sont des questions d’exploitation de sous-sol, de pétrole, de colonisation. On peut remonter très très loin pour chercher où se trouve le nœud du problème. Réfléchir sur le pourquoi fait remonter des décennies voir des siècles d’histoire.

Pourquoi a-t-on choisi cette année pour la semaine du journalisme le thème :  “La liberté d’expression ça s’apprend !” ?

C’est suite aux attentats et en lien avec l’usage des réseaux sociaux. On s’est demandé comment des jeunes pouvaient se radicaliser, comment ils pouvaient se faire embobiner. Embobiner, c’est vraiment le terme.

On s’est rendu compte qu’il y avait tout un cheminement via internet et les réseaux sociaux. Tout se passe  par des entrées  banales. Par exemple on s’intéresse à ‘’j’ai envie de perdre 3 kg” ou “j’ai envie de prendre du muscle’’ et on tombe sur des sites comme ‘’santé-nutrition.org’’. Dans ces sites-là, le but ce n’est pas que les jeunes se radicalisent mais on va vous dire, par exemple,  ‘’on peut soigner le cancer avec du thé vert’’, et là peu à peu la désinformation commence. En effet, si vous cliquez une ou deux fois sur ce type de site, les algorithmes de Google vont vous proposer d’autres sites de ce genre, et petit à petit vous risquez de vous  dire ‘’mais on nous ment’’. Un cheminement de pensée  se met en place où on peut finir par se dire que les médias traditionnels nous mentent et qu’il faut plutôt croire ce qu’on me raconte ailleurs. Un tel raisonnement est d’autant plus rapide qu’”ailleurs” la pseudo information est souvent présentée de façon sensationnelle.

Suite aux attentats, on s’est rendu compte que le chemin de la radicalisation passait souvent par là . Ainsi, lors de Charlie, des vidéos sont apparues sur les réseaux sociaux , vidéos dans lesquelles il était dit : ‘’on nous ment, regardez ce n’était pas la même voiture car les rétroviseurs ne sont pas les mêmes”. C’est le principe même du complotisme : trouver un détail qui a l’air bizarre alors qu’il n’y a rien de bizarre”. Des vidéo qui  font peu à peu douter les gens par rapport aux médias traditionnels et les font se tourner vers des sites complotistes.

Le thème “La liberté d’expression ça s’apprend” nous a dès lors paru important : on veut expliquer aux jeunes ce qu’est une information, à qui il peut faire confiance, quelle est une information dont il doit se méfier. Et pour comprendre tout ça, le meilleur moyen est de se mettre à la place d’un journaliste. C’est une manière de montrer aux jeunes ce que signifie vérifier une information avant de la publier, ce que veut dire s’exprimer en public, ce qu’est une parole diffusée : on n’a pas le droit de dire n’importe quoi.

Propos recueillis par Solène Medina et Tony Hung