« La liberté d’expression, c’est penser comme on le souhaite et sans crainte » Catherine Trienbach, juge

La liberté d’expression n’autorise pas tout. Au contraire, elle est même très encadrée par la loi, comme le souligne Catherine Trienbach. Magistrate depuis vingt-et-un ans, elle est vice-présidente du Tribunal de grande instance de Strasbourg, en charge de la juridiction de Schiltigheim, depuis sept ans. Auparavant, elle a entre autres été juge d’instruction, des enfants et d’instance.

Quelle est votre définition personnelle de la liberté d’expression?

Catherine Trienbach : La liberté d’expression est le droit pour toute personne de penser comme elle le souhaite et de pouvoir exprimer ses opinions par tous les moyens qu’elle juge opportun, et ce dans tous les domaines: politique, religieux, philosophique, moral. Tout ceci sans craindre d’être inquiétée pour les opinions émises  mais à condition que ça reste dans le respect d’autrui.

Quelle est la définition juridique de la liberté d’expression en France?

Il n’y en a pas vraiment.  C’est plutôt ce qu’on appelle une définition a contrario. Ça veut dire que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. On trouve  une définition dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (art. 10 et 11) qui dit  “nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”. L’ordre public c’est le fait que de façon générale la société puisse fonctionner correctement et qu’on ait pas d’atteinte morale ou de manifestations qui viennent poser souci à la paix et à l’ordre. En 1950, la Convention européenne des droits de l’homme (art 10) a aussi donné une définition : “Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et  la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans considération de frontière”(…) “L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions (…) prévues par le loi  qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, (…) à la défense de l’ordre(…)”

Quelles sont les limites à partir desquelles on dépasse,  en France, le droit à la liberté d’expression?

Ce sont l’injure, la diffamation, l’outrage, l’atteinte à la vie privée par tous les moyens d’expression : la parole, l’écrit, le dessin, la caricature, la photo, le film, une pièce de théâtre… Vous pouvez être poursuivi pour ces infractions.

Quelle peine risque-t-on à outrepasser la liberté d’expression?

Cela dépend de la gravité de l’infraction.  Pour l’injure privée, le maximum est de 38€ si c’est une contravention de première classe.  Il existe cinq classes de contraventions en France cela veut dire qu’on part de l’infraction la plus faible qui correspond donc à la première classe  pour monter jusqu’à la cinquième classe. Pour  la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap, ça peut aller  jusqu’à 1 an de prison et 45000 € d’amende. Il en va de même pour l’apologie des crimes contre l’humanité.  Ces peines, ce  sont  des maximum. On n’atteint jamais les maximum. C’est une limite fixée par la loi, cela signifie qu’elle permet d’aller jusque là. Les peines sont-elles les mêmes quel que soit l’âge de la personne mise en cause ? Que vous ayez soixante-dix ans ou que vous en ayez vingt-cinq ça ne changera rien. Par contre, si vous êtes mineur, à partir de treize ans, vous pouvez être condamné pénalement. Le juge a pour mission de regarder votre personnalité. Ceci est rendu obligatoire par l’ordonnance de 1945 qui est le texte qui fonde toute la justice des mineurs en France. Il y est, en effet, précisé que pour les mineurs, on doit  tenir compte, dans la façon dont on va sanctionner ou dans la réponse que l’on va apporter à une infraction, de la personnalité. Pour sanctionner, le juge des enfants a tout un arsenal à sa disposition. Il peut prendre des mesures éducatives . Cela peut être, dans un premier temps,  juste ce qu’on appellerait  familièrement une« engueulade », juridiquement on parle d’ une admonestation. Généralement, on fait lire aux mineurs le texte du code pénal qui réprime ce qu’il a fait pour qu’il prenne conscience que ce qu’il a fait est interdit, qu’il risque gros, et que si jamais il recommençait, il serait davantage sanctionné. Le juge peut aussi  procéder à un placement. Cela arrive lorsque le juge se rend compte qu’il revoit  très souvent un mineur et que le jeune a autour de lui un milieu familial qu’on appelle un milieu familial carencé, c’est-à-dire des parents n’arrivant pas à poser de limites, car  soit ils ne sont pas là, soit ils ne prêtent pas attention, soit ils ne réalisent pas. Le mineur est alors placé en foyer ou en centre éducatif fermé appelé « CEF » pour le remettre sur le droit chemin. Tout cela est marqué sur le casier judiciaire. Si malgré cela, il recommence  plusieurs fois, le mineur ira en prison. Ce sont des prisons avec des quartiers spéciaux pour mineurs. Il y a une école à l’intérieur. Ils vont continuer à aller en classe. Il est nécessaire de rappeler aux mineurs délinquants qu’il existe des interdits, et que lorsqu’ils les transgressent à un moment donné il y a une sanction. Dire  “ce n’est pas bien, tu ne  recommences pas”, ne suffit pas toujours. Certains mineurs m’ont d’ailleurs dit  « si j’avais été en prison plus tôt, j’aurais arrêté plus tôt ». La sanction est une mesure éducative. Pour sanctionner un mineur, on se réfère aux textes de loi, en sachant qu’entre treize et seize ans le maximum encouru est forcément divisé par deux. Si un mineur commet une infraction,  un vol par exemple, alors qu’il a quatorze ans, il risque un an et demi de prison alors qu’un majeur risque trois ans. A partir de seize ans l’excuse de minorité n’est plus obligatoire. Dans le cas d’ un mineur qui a un casier judiciaire qui fait plusieurs pages, qui est connu, le juge a le droit de ne pas appliquer l’excuse de minorité. Le jeune délinquant peut être condamné comme un adulte. Il faut savoir qu’il y a trois sortes de casiers judiciaires : le bulletin numéro 1, le bulletin numéro 2 et le bulletin numéro 3. Le bulletin numéro 1 c’est celui qui n’ est accessible qu’ aux tribunaux .  Quand on  juge quelqu’un on va demander le casier judiciaire  et il  arrive avec tout ce qu’il y a à jour.  Le bulletin numéro 2, lui,  est accessible uniquement aux administrations.  Pour exercer certaines professions, il faut qu’il soit néant. Le bulletin numéro 3, c’est l’exemplaire que vous pouvez demander en tant que particulier :  il est épuré. Il n’y a dessus que les infractions les plus graves pour lesquelles vous avez été condamnées. Certains employeurs peuvent vous le demander. Dans le casier d’un mineur, ce qui a été prononcé contre lui, disparaît à sa majorité sauf ses peines de prison ferme. Celles-ci vont rester, contrairement à ce qu’il imagine. Elles  ne restent  pas à vie mais pendant cinq ans. On peut demander  que certaines infractions soient  épurées du bulletin numéro 2. C’est accepté si plus rien n’a été commis depuis, que c’est ancien et quand cela n’a aucun lien avec la profession que les personnes veulent exercer. C’est du cas par cas. Pour le bulletin numéro 1, par contre, rien ne  peut être enlevé, il est forcément complet.

Lors d’un procès, un prévenu est-il libre de dire tout ce qu’il veut ou bien, là aussi, il se doit de respecter les règles de la liberté d’expression ?

Les règles de la liberté d’expression est de ne pas commettre d’infraction pénale.  Un prévenu a le droit de dire absolument tout ce qu’il veut, tant qu’il n’injurie pas , tant qu’il ne fait pas de diffamation, d’outrage ou autre. Autrement il a le droit de dire tout ce qui lui passe par la tête.

Est-ce que le mensonge fait partie de la liberté d’expression dans un procès, par exemple pour la défense ?

Le prévenu a le droit de dire tout ce qu’il veut. Il m’est  arrivé de lui dire «  vous le croyez vraiment tout ce que vous me racontez, car moi j’ai du mal ». Il faut dire que quelque fois il vous raconte des histoires tellement rocambolesques, que vous vous dites qu’il aurait mieux fait de dire la vérité . Il y avait par exemple une personne  à qui on reprochait d’avoir poignardé un de ses voisins. On l’avait arrêté directement après les faits et elle avait encore un couteau avec une longue lame dans son sac. La lame  était pleine de sang. Elle avait du sang sur ses mains. Elle avait un autre couteau, plus petit mais aussi plein de sang dans la poche de son pantalon et il y avait des traînées de sang qui montaient la cage d’escalier jusqu’à chez elle. Cette personne nous a raconté que ce n’était absolument pas vrai, qu’elle n’avait rien à voir avec cette affaire, qu’elle avait juste donné un coup de poing. Le médecin légiste disait, lui,  que les plaies observées sur la victime correspondaient parfaitement à un coup de couteau mais la personne  jurait sur la tête de sa mère et de ses enfants, qu’elle n’y était absolument pour rien. C’était son droit, sa défense. L’ avocat est là, par contre, pour expliquer à son client que ce qu’il va dire au tribunal est difficilement crédible, que ce n’est pas une bonne défense. Mais si le client refuse les conseils de son avocat, s’il maintient qu’il n’a pas commis les faits, l’avocat va devoir le suivre. C’est son devoir de défendre son client. Le mensonge  est un moyen de défense très souvent adopté. Ce n’est pas courant que des gens reconnaissent. Cependant cela peut arriver et même parfois ils reconnaissent à tord. Ils vont s’accuser alors que ce ne sont pas eux qui ont commis le délit. Leur objectif est alors de protéger quelqu’un d’autre parce qu’ils le souhaitent ou parce qu’ils subissent des pressions extérieures.

Vous êtes vous déjà autocensurée face à un prévenu (en raison de la liberté d’expression) ?

Non, pas en raison de la liberté d’expression en tout cas.  Par contre, je m’autocensure en raison de mon devoir de neutralité. En tant que magistrat, je dois être neutre quelque soit ce que  je pense personnellement de l’affaire. Je ne dois pas manifester ma réaction. C’est tentant quelque fois, quand on me raconte n’importe quoi. Certains se lamentent en essayant de se faire passer pour la victime, alors que la vraie victime est dans la salle et qu’elle ne dit rien. C’est tentant, de lever les yeux au ciel et de lui dire ses quatre vérités dans ces cas-là. Le fait d’être magistrat veut dire qu’on est neutre au moment du procès.  Après par la décision que l’on va prendre,  on  lui montre si on l’a cru ou non. Ce n’est pas en raison de la liberté d’expression que je m’autocensure  mais en raison de la neutralité à laquelle je suis tenue.

Est-ce que l’état d’urgence a modifié les règles de droit entourant la liberté d’expression ?

L’état d’urgence est venu restreindre la liberté individuelle puisque sous l’état d’urgence le premier ministre comme les préfets peuvent interdire les manifestations qui dans d’autres situations seraient parfaitement autorisées. La manifestation est un moyen d’expression, c’est un regroupement sur la voie publique qui permet de signifier que l’on n’est pas d’accord avec quelque chose. Par contre, les sanctions dont on est passible si on a attenté à la liberté d’expression restent les mêmes. L’état d’urgence ne change rien à ce niveau. L’état d’urgence, c’est des restrictions supplémentaires à la liberté générale, la liberté d’aller et de venir, la liberté d’expression. On peut instaurer un couvre-feu, par exemple. Mais cela va rester extrêmement cadré et surveillé. On a eu un renouvellement de l’état d’urgence mais ce n’est pas quelque chose qui va s’inscrire dans la durée.

Propos recueillis par Théo Wolff et Célia Lacroix