« Nous sommes libres dans la mesure où nous sommes égaux » Jean-Luc Liénard, vicaire général du diocèse de Strasbourg

Prêtre du diocèse depuis 21 ans, le chanoine Jean-Luc Liénard a été nommé vicaire général il y a un an par Monseigneur Grallet. C’est lui qui administre, au nom de l’évêque, le diocèse tant en ce qui concerne les questions pastorales que celles touchant aux finances, à la formation, au suivi des carrières ou encore à l’accompagnement des personnes. Après avoir exercé plusieurs ministères en paroisse, cet historien de formation fut pendant sept ans adjoint du directeur diocésain et s’est occupé de la formation des professeurs de l’enseignement catholique.

Quelle définition donneriez-vous de la liberté d’expression ?

Je dirais d’abord, de manière générale, que la liberté c’est la capacité de faire quelque chose. La liberté d’expression c’est pouvoir dire, partager, énoncer ce que je pense. Mais, s’il est bon de pouvoir s’exprimer, encore faut-il que ce qu’on dit soit à la fois intéressant et justifié. Sous nos latitudes, non seulement on peut penser librement mais on peut aussi dire ce que l’on pense. La liberté d’expression suppose souvent la confrontation : il faut aimer dialoguer, il faut avoir le courage de dire ce que l’on pense, d’argumenter et du coup aussi d’entendre la contestation. C’est toujours facile de ne pas être d’accord mais respecter l’autre l’est moins. Lorsqu’on dit “ je ne suis pas d’accord” cela veut souvent dire, “il faut que tu penses comme moi”. Etre libre de s’exprimer suppose la liberté de l’autre à ne pas être d’accord avec moi.

Y- a -t- il eu des événements contre la liberté d’expression qui vous ont marqué ?

Ce qui vient de se passer en Turquie, cette OPA du gouvernement sur un journal d’opposition, et par conséquent ces journalistes qui n’ont plus vraiment le droit de faire leur métier comme ils l’entendent et de dire ce qu’ils pensent. Longtemps je me suis interrogé sur la liberté d’expression en France. Par exemple au moment de la “Manif pour tous”. Le gouvernement voulait imposer le mariage homosexuel et on s’est battu sur les idées. Si on était contre le mariage homosexuel on était considéré comme des nuls, en complet décalage avec l’époque et il était grand temps que l’on rentre dans nos sacristies. Cela n’a pas donné lieu à un très beau dialogue. On a essayé de liquider les adversaires. Donc même en France et ce de manière très subtile il n’est pas si simple d’exprimer ses opinions.

Lors des événements de Charlie Hebdo, étiez-vous Charlie ?

Les trente premières secondes. D’abord j’ai été et je reste très ému. On ne peut pas mourir à cause de ses idées. Je me suis senti touché aussi dans ma foi et dans mon humanité. Ensuite, très vite je me suis dis que je n’étais pas Charlie parce que Charlie était résolument contre nous. Cela ne m’empêche pas de défendre avec eux la liberté d’expression, même si on est pas tout à fait des copains.

Vous a-t-on déjà imposé un avis ?

En 2007, le pape Benoit XVI a levé l’excommunication de ceux qui avaient suivi Monseigneur Lefebvre qui s’était séparé de Rome après le concile Vatican II et avait entraîner avec lui un certain nombre d’évêques et de prêtres. Se faisant ils avaient été exclus de l’Eglise. Cette réintégration au sein de l’Eglise a été annoncée sans explication, et on a appris dans le même temps qu’un des quatre évêques concernés était un révisionniste, c’est-à-dire quelqu’un qui nie l’extermination des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Nous étions très troublés car on nous demandait en quelque sorte de défendre la décision de Rome sans connaître les tenants et aboutissants. Pour un chrétien, il ne devrait y avoir aucun principe au dessus de la liberté de conscience. Elle est au-dessus de l’obéissance à un supérieur. Si le Pape lui-même me donne un ordre que ma conscience réprouve, je dois obéir à ma conscience et non au Pape.

Avez­-vous  déjà reçu des menaces, des insultes ou même des violences par rapport à vos propos ?

Non, pas de menaces, mais des contestations vives, oui. Il faut dire que, de temps en temps, j’aime bien faire un peu de provocation. C’était lors d’une profession de foi et il y avait les élections européennes ce jour-là. A cette époque on parlait beaucoup du fameux “plombier polonais” qui représentait tous ces travailleurs étrangers qu’on faisait travailler en France à moindre coût. C’était un vrai scandale qui risquait de pousser les gens à voter contre l’Europe. Alors dans mon sermon, j’ai dit “N’oubliez pas d’aller voter pour l’ Europe, dites oui à l’Europe et non aux forces du mal”. On est venu me voir à la fin de la messe pour me le reprocher. J’ai répondu que je n’avais pas dit de dire oui à l’injustice, mais oui à l’Europe. J’aime bien ce genre de petites provocations mais elles peuvent entraîner des réactions un peu vives, des contestations et c’est tant mieux. Je préfère ça aux compliments du genre : “Oh ! M. Le curé, vous avez bien prêché”.

Dans la religion la liberté d’expression a-t­-elle des limites? Peut-on tout dire ?

Je crois qu’on peut tout dire, qu’on peut discuter de tout. Le problème c’est que souvent, on ne se comprend pas parce qu’on n’a pas les mêmes références, parce qu’on n’a pas les mêmes présuposés. Par exemple, prenons la polémique sur l’ordination des femmes. Si on reste simplement dans l’ordre du faire, une femme peut très bien célébrer la messe, il lui suffit de faire exactement ce que font les hommes. Le présupposé, c’est l’absolue égalité de la femme et de l’homme, à l’instar de ce qu’on essaie d’obtenir dans le monde du travail par exemple. Mais c’est un présuposé sociologique et non théologique. Le présuposé théologique concernant le sacerdoce n’est pas le même. On donne souvent en exemple le cas des pasteurs femmes dans les églises protestantes. Mais faut-il vraiment comparer un pasteur homme ou femme avec un prêtre alors qu’on a pas du tout la même théologie sur la question des ministères ? Un autre exemple : dans l’Eglise catholique si vous vous mariez et que vous divorcez , vous n’avez plus le droit de vous remariez à l’église et cela  pose pas mal de problèmes car les divorcés-remariés ne peuvent plus communier. Ceux qui pensent que les divorcés-remariés devraient avoir accès à la communion doivent être entendus comme ceux qui soutiennent le contraire mais il faut, alors, que chacun comprenne sur quelle base, quels présuposés, sont fondées les deux opinions. Donc, oui, on peut tout dire mais il faut que chacun se laisser interroger et remettre en question.

Y a-t-il des références à la liberté d’expression dans la Bible ?

Tout l’enseignement de Jésus est fondé sur la liberté et lui-même a fait preuve d’une totale liberté. Me vient à l’esprit cette parole de Jésus “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”. Cela peut être entendu comme un appel à la liberté. Ce qui est légal n’est pas forcément moral et la loi peut permettre parfois des choses qui ne sont pas bonnes. Sur un tympan de la cathédrale de Strasbourg, on peut voir une représentation de la parabole dite des “Vierges sages et des vierges folles”. De part et d’autres des vierges, on trouve deux personnages masculins, l’un, qui est tout près de la porte représente l’époux, c’est-à-dire le Christ. L’autre est un très beau jeune homme élégament vêtu. Il est aussi généreux, puisqu’il offre un fruit aux vierges folles. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on aperçoit dans son dos des crapauds, des serpents et toutes sorte de bestioles. C’est une représentation du diable. Il faut toujours tout bien regarder pour être libre. Il y a beaucoup de choses attirantes qui peuvent nous enfermer dans le malheur. En 1933 les paroles d’Hitler ont redonné confiance à un pays humilié. Mais on sait ce que cela a donné. La liberté est un travail, un effort de lucidité et pas seulement un droit.

Avez­-vous déjà eu l’occasion de défendre la liberté d’expression ?

Il y a un an, ce n’était pas facile de dire : “Je ne suis pas Charlie mais je défends quand même la liberté d’expression”. Il y a quelque temps à un dîner entre amis, j’ai eu le malheur de dire “Les journalistes de Charlie étaient tout de même méchants et agressifs à notre égard”. On me l’a reproché. Pour certains, parler ainsi revenait à justifier leur meurtre. Ce n’était, évidemment, pas du tout ce que je voulais dire. Lorsqu’on défend la liberté d’expression, il faut souvent se défendre sois-même. Il faut faire aussi la part des choses. J’ai le droit de penser que, dans une certaine mesure, les journalistes de Charlie ont été victimes de leur propre violence sans que cela m’empêche de défendre la liberté. Je me demande parfois si le droit de caricaturer n’est pas réservé à certains. Coluche disait “Nous sommes tous égaux mais certains le sont plus que d’autres”. Il y a souvent deux poids et deux mesures. La vraie liberté suppose l’égalité et nous sommes libres dans la mesure où nous sommes égaux, où nous avons les mêmes droits.

Est-ce que la liberté religieuse est menacée en France ?

On ne mourra pas martyrs. Mais il faut savoir que la liberté religieuse est actuellement considérée comme la liberté la plus menacée actuellement dan le monde. Ce sont les amalgames qui sont toujours à craindre. Je songe, par exemple, à l’amalgame entre terrorisme et islam. Mais je pense aussi à autre chose : lors de la Manif pour tous, j’étais à Paris chez un couple d’amis homosexuels. Leur réaction par rapport à la manifestation était de dire “Les cathos sont homophobes”. Je leur ai fait remarqué que cela faisait trente ans que nous étions amis. Certes, je viens chez eux en tant qu’ami, mais je n’en suis pas moins prêtre catholique. Ils faisaient l’amalgame entre les bêtises qui furent proférées par quelques uns et la protestation contre le mariage pour tous qui était souvent portée par des chrétiens. Le cas de la France est tout de même particulier à cause de ce qu’on appelle la laïcité à la française. Je songe à ce haut fonctionnaire français qui, s’étant ouvert de sa foi à un aumônier, le supplia de ne pas en faire état car il craignait que sa carrière en fut menacée. Le Pape François disait il y a peu que la France n’est pas assez laïque. Cela peut surprendre. On peut comprendre ce que dit la Pape si on considère que la laïcité a été au XVIIIe et à la fin du XIXe siècles la réponse de la France à des problématiques spécifiques à ces époques. Elle n’a, visiblement, pas su s’adapter à l’évolution de la société. En fait, on dirait qu’elle est incapable de gérer la question du religieux. Elle a réduit la religion à la sphère privée alors que la dimension sociale et communautaire est constitutive de la religion. L’expérience alsacienne et moséllane d’une laïcité concordataire est regardée par certains comme un modèle. Il y a ici une longue et fructueuse tradition de dialogue entre les religions et les institutions. Le président de Région, Philippe Richert, disait qu’en Alsace Marianne et sainte Odile ne se boudent pas. Qu’on le veuille ou non, il y a une dimension religieuse dans l’homme. Même les athées revendiquent une spiritualité laïque. Si on ne tient plus compte de cette profondeur qu’il y a en l’homme, de ce besoin spirituel, alors on risque de porter atteinte à la liberté.

 

Propos recueillis par Maïwenn et Nicolas